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ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 08.08.2024 | ACCUEILS (poche), Journal IV, Lettre à G. | 2000

 

ACCUEILS Journal  IV  Charles JULIET

    

2 avril (1983)

                Dans cette lettre que je viens d’adresser au metteur en scène, je dis des choses qui me tiennent à cœur. C’est pourquoi je veux l’introduire ici.

                Cher G.

                J’ai certaines choses à te dire et je préfère les mettre par écrit.

                J’ai repris ce matin le texte de ma pièce, et me remémorant ce que j’ai vu hier, à la répétition du troisième tableau, je me suis rendu compte que tu avais pratiqué des coupes sombres et cela, sans me consulter. Il me faut donc te dire que je ne puis accepter cette manière de faire. J’étais évidemment d’accord – et je t’en ai fourni la preuve en procédant moi-même à quelques suppressions – pour resserrer l’ensemble, lui donner plus de densité, un rythme plus soutenu. Mais je ne puis consentir à ce que tu mutiles ma pièce jusqu’à faire que je ne la reconnaisse plus. A force de coupures, le troisième tableau devient un texte informe, sans articulations, qui n’est plus compréhensible et qui a perdu tout pouvoir d’émotion.

                Si ma pièce ne te convenait pas, il fallait me le dire et renoncer à la monter. Mais puisque tu l’as acceptée, tu n’as plus le droit, maintenant, de la remodeler à ta guise et d’en faire ce que bon te semble.

                Quand j’ai assisté à la première répétition, je ne te cache pas que j’ai été consterné. Et je me suis demandé par quels bizarres cheminements tu en étais venu à faire du compagnon un histrion qui se situait constamment dans la dérision ?

                Les deux hommes, au début, devaient marcher, errer en quête d’un ailleurs, et toi, , tu as décidé qu’ils resteraient immobiles. Ainsi, tout ce tableau perd son sens. Tu as peur, m’as-tu dit de verser dans le réalisme. Tu as tort. Il y a une règle impérieuse et que tu devrais connaître – je ne suis certes pas le premier à la découvrir, puisque des écrivains aussi différents que Novalis, Kafka, Buzzati…, l’ont formulée et mise en pratique bien avant moi – une règle qui veut que lorsqu’on parle de la réalité intérieure, par définition invisible, insaisissable, ou d’une réalité fantastique, il importe de l’ incarner  dans une réalité toute simple, quotidienne, en vue de lui donner présence et vraisemblance. Le réalisme n’est prosaïque et ennuyeux s’il ne renvoie qu’à lui-même. Mais dès lors qu’il est la traduction d’une réalité autre, qui le déborde de toutes parts, comment pourrait-il nous paraître banal, pauvre, limité ?

                Pour te comporter avec cette pièce comme tu le fais, j’en viens à douter que tu l’aies comprise. Que tu te sois aventuré là où elle plonge ses racines. Je suis terriblement ennuyé de te dire des choses qui te paraîtront désagréables, mais je ne puis faire autrement. Car au nom de quoi t’arroges-tu le droit de dénaturer ce que j’ai écrit ? Et ne viens pas me dire qu’en cette circonstance je me montre susceptible. Je ne te demande que de monter ma pièce le plus simplement, le plus fidèlement possible. Cen’est tout de même pas avoir des exigences inconsidérées. Si tu avais écrit une pièce, accepterais-tu que sans que tu n’aies eu à donner ton avis, on la tripatouille, et qu’en cours de répétition, on t’impose une mouture dont tu ne souhaites aucunement endosser la paternité ? Ton attitude frôle – pour ne pas dire plus – la malhonnêteté intellectuelle. Je sais qu’à notre époque, il est de bon ton que les metteurs en scène, un rien mégalomane, prennent les pires libertés avec l’œuvre qu’ils montent. C’est me semble-t-il, faire preuve d’un beau mépris à l’endroit de son auteur. Mais ne te crois pas autorisé à défigurer ce qu’un autre a écrit.

                Cette pièce que je t’ai remise, je puis affirmer sans exagération, qu’elle est le fruit de trente ans de travail, de doute, de réflexion, de recherche intérieure, de cheminement… Je suis donc fondé à exiger qu’on ait pour elle un minimum de respect. Toutefois, tu estimes peut-être qu’elle n’est pas au point et qu’il t’appartient de l’améliorer. Mais – à supposer que j’acquiesce à ton désir d’intervention – en as-tu la compétence ? Es-tu certain de savoir mieux que moi ce qu’est le théâtre ?

                J’ai bien des questions à te poser. Et j’aimerais que face à toi-même, tu cherches à leur donner réponse.

      • Pourquoi tiens-tu absolument à faire des spectacles courts ? Est-ce par manque de confiance ? Par peur de ne pouvoir tenir la distance ? (Plusieurs connaissances et amis m’ont confié qu’à la fin du spectacle Camus, ils pensaient qu’il s’agissait de l’entracte. Ce qui signifie qu’ils sont restés sur leur faim.)
      • Pourquoi refuses-tu la gravité et l’émotion ? Pourquoi en as-tu peur ? Pourquoi introduire systématiquement la dérision là où elle n’a que faire ? que ce soit chez Thérèse d’Avila, chez Camus ou chez moi ?
      • Pourquoi construire tes mises en scène, non en fonction de ce qu’exige le texte, mais avec quasiment l’unique préoccupation d’éviter les objections que tu supposes qu’on pourrait te faire ? Ne vois-tu pas que cette démarche es tle contraire de celle que tu devrais avoir, et qu’elle exclut que tu fasse jamais œuvre personnelle ? S’il me fallait écrire en songeant à ce que tel ou tel pourrait penser de moi, mais où irais-je ?  Je n’aurais plus qu’à croiser les bras.

En conclusion – Et Dieu sait si je suis malheureux d’avoir à utiliser ce ton – il me faut te dire ceci :

    •            soit tu révises ta position, et dès lors, je puis continuer à participer à cette aventure. Mais étant donné la manière dont les choses sont engagées, la volonté de pouvoir que tu manifestes, je doute que tu acceptes de m’écouter ;
      • soit tu ne tiens aucun compte de ce dont je te fais part, et en ce cas, je ne puis que me retirer. Ce n’est pas là une menace, ni une manière de chantage. Mais tu conçois que je ne peux cautionner un travail qui n’a pas mon approbation. Dans cette hypothèse, nous devrons renoncer à la lecture du 23 avril. Et il va de soi que je ne pourrai être présent à la conférence de presse, ni participer aux émissions prévues. Si on vient me demander les raisons de mon absence à tes côtés, je serai dans l’obligation de les donner. Mais je veillerai à ne rien dire qui puisse porter préjudice à ces représentations. Je ne peux perdre de vue le travail et l’argent qui ont été investis dans cette entreprise, et d’autre part, je ne mets aucunement en doute  te sincérité et ta bonne foi.

J’ai écrit ces lignes dans le calme, sans le moindre dépit ni la moindre agressivité, et je te demande instamment de croire qu’à aucun moment je n’ai voulu te blesser. Mais dans cette affaire, des choses qui me semblent d’une certaine importance sont en jeu. Je me trouvais dans l’obligation de les aborder avec franchise. […]

10 mai

                                               Ma pièce a été jouée pendant trois semaines. On m’a dit que j’avais écrit :

      • une pièce jungienne,
      • une pièce dans laquelle on retrouvait tous les grands symboles de la Bible,
      • une pièce philosophique,
      • une pièce métaphysique.

Un ami m’a reproché son symbolisme, laissant entendre que j’ai délibérément recouru à des symboles. Or il n’en est rien. Je ne fais que parler de ce que j’ai vécu. A partir de ce qui s’est déposé en moi depuis ma plus tendre enfance. Quand je parle d’un arbre, d’une source, d’une terre labourée, ce ne sont pas pour moi des symboles. Tout cela me vient de souvenirs très précis.

                L’arbre, les arbres sont ceux que je caressais et contemplais quand j’allais garder mes vaches en un lieu qui se nomme « Paradis »/

                La source, est celle qui courait dans un bois, au-dessus de la route de Breigne.

                La terre labourée, elle est celle que nous avions au Pont-Levrat. Le bruit feutré du coutre coupant les herbes et la terre. Cet autre bruit tout aussi doux de la terre glissant sur le soc puis versant dans le sillon précédemment creusé. Le plaisir de voir la terre s’animer et marcher dans le sillon qui s’ouvrait devant moi. Le plaisir de voir luire les mottes. Le plaisir de voir la beauté de ce champ brun-ocre strié de larges raies bien parallèles. La sensation désagréable de la terre s’infiltrant dans mes galoches et poissant mes pieds nus. Cette joie, au bout du champ, quand le père me laissait diriger l’attelage et manœuvrer la charrue.

                Si je me suis exprimé à l’aide de symboles, je puis affirmer qu’ils se sont formés en moi à mon insu.

 

 

CHARLES JULIET, Accueils , Journal IV 6 1982- 1988  P.O.L, 2012,

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